-
Au bal des actifs : Demain le travail - Collectif
Automatisation, revenu universel, précarité, évaluation, fin du travail, intelligence artificielle, parité, uberisation, valeur, burn-out, réalisation, progrès, révolution numérique, éducation, management, réputation... douze fictions qui explorent les mutations du Travail qui vient.
De la SF, de l'anticipation en prise avec le quotidien de tout un chacun puisqu'il s'agit de cette activité souvent abrutissante, souvent éreintante, souvent obligée, qu'est le travail, et des auteurs que je connais, donc que je découvre, mais qui tous me font envie. Avec ça, pas le choix, fallait que je lise ce recueil de la Volte !
Les 12 nouvelles sont regroupées par thématiques, même s'il y en a à mes yeux deux qui n'ont rien de commun avec les autres textes, et ne se répètent jamais (y compris pour les deux dernières, qui sont pourtant très proches et effectuent un jeu de miroir).
Uberisation et précarisation extrêmes avec Pâles mâles de Catherine Dufour et Canal 235 de Stéphane Beauverger :
Dans ces deux nouvelles, la situation est au final assez proche : une jeunesse précarisée, qui a du mal à trouver du travail et à se loger, et qui en est réduite à accepter à peu près tout et n'importe quoi pour survivre tandis qu'une petite partie de la population profite toujours d'emplois socialement valorisés, et d'un logement digne de ce nom dans des quartiers toujours plus largement gentrifiés. La différence entre ces textes tient surtout à ce que leurs personnages principaux sont réduits à vendre : des sensations, du divertissement dans Pâles mâles, son corps et son intimité dans Canal 235. Ce qui ressort très clairement, c'est l'incertitude, l'angoisse du lendemain, et cette fragilité se répercute sur les relations sociales et plus particulièrement sentimentales des personnages : celles-ci sont éphémères, loin de tout engagement, et fortement teintées d'utilitarisme. Ces histoires sont vraiment dominées par le cynisme et le désespoir.
Aliénation et manipulation des travailleurs avec Nous vivons tous dans un monde meilleur de Karim Berrouka, Vertigeo d'Emmanuel Delporte et La Fabrique de cercueils de L.L. Kloetzer
Le cadre de ces trois nouvelles est très varié puisqu'on a : une société qui fait penser à Un bonheur insoutenable par son système très encadré, hiérarchisé, avec une progression sociale dépendant du comportement, une hypervalorisation du travail et une police de la pensée ; un monde post-apo dans lequel des travailleurs sont chargés d'ériger des tours toujours plus hautes afin d'atteindre la zone au-dessus des tempêtes permanentes ; une Terre à l'agonie sur laquelle les humains se font « cryogéniser » afin d'être envoyés dans l'espace pour échapper à la fin du monde. Le point commun, ce sont les personnages principaux, qui travaillent tous et sont bien intégrés au système, de parfaits petits rouages de ce même système, jusqu'à ce qu'un autre travailleur les amène à se poser des questions sur la société dans laquelle ils vivent ainsi que le travail qu'ils accomplissent. Mais les réactions face à ce questions varient, de la volonté de constater par soi-même ce qui se passe à l'impossibilité de choisir la révolte, même quand on est sympathisant. On est également dans ces trois nouvelles face à un travail absurde, sans véritable sens, et à un bourrage de crâne, une propagande, de tous les instants pour maintenir les travailleurs dans leur sujétion.
La fin du travail, le revenu universel et le détournement du système avec ALIVE de Ketty Steward et coÊve 2015 de Norbert Merjagnan
Dans ces deux nouvelles, ce qui domine c'est la fin du travail et le revenu universel (Revenu Universel d'Existence ou RUE dans coÊve 2015 qui est très bien trouvé) d'un côté, et la prédominance absolue des réseaux sociaux dans la vie quotidienne et les relations personnelles de l'autre. À chaque fois, l'instauration du RUE vient de l'automatisation du travail et de la masse énorme de chômeurs auxquels il faut bien accorder un minimum pour vivre, mais cela n'a pas régler le problème de l'importance sociale du travail, et de l'évaluation de chacun selon sa « valeur » sociale ; on voit surtout à quel point les membres de ces sociétés ont du mal à s'extraire de la fiction du travail et ont besoin de retrouver des repères anciens dans ce nouveau paradigme. Mais le plus intéressant des ces nouvelles ce sont les diverses tentatives pour détourner ou destituer le système qui s'est mis en place, notamment en valorisant les activités collective bénéfique à la communauté. Mais ce qui m'a le plus interpelée, c'est, dans ALIVE, l'incapacité des créateurs et possédants du réseau d'imaginer qu'il puisse se passer quelque chose en dehors de ce dernier.
La religion d'entreprise, l'élitisme du travail et l'utilisation des sentiments avec Le Profil de Li-Cam et Serf-made-man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine d'Alain Damasio
Dans ces deux nouvelles, on est face à une valorisation du travail, mais du travail qui n'a pas pu être automatisé car intellectuel ou créatif et est donc toujours accompli par des humains ; de ce fait, il se crée un véritable élitisme du travail, une caste privilégiée car active. Mais les personnages principaux des deux nouvelles sont très différents : celui du Profil est parfaitement à sa place, satisfait de la société dans laquelle il vit et de ce qu'il doit accomplir, tandis que Nolan Peskine se sent illégitime et inutile, ce qui le pousse à vouloir changer de vie pour trouver du sens à ses actions (et là je me dis qu'Alain Damasio va trop souvent à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes !).
L'inégale répartition de l'automatisation et le néo-colonialisme avec Miroirs de luvan
Voici une nouvelle un peu à part, car c'est la seule à se situer très clairement hors d'Europe et à aborder les relations économiques internationales, en mettant l'accent sur la continuité du néo-colonialisme, notamment dans les plantations industrielles africaines, avec l'utilisation de robots par les multinationales tandis que les populations locales ont interdiction d'en posséder. Le récit aborde également l'émergence des IA, toujours en rapport avec cette discrimination à l'encontre des populations autochtones, mais j'avoue que c'est vraiment cette mise en lumière de la persistance de l'exploitation des anciennes colonies qui m'a le plus touchée dans cette nouvelle qui autrement n'aurait pas eu beaucoup d'intérêt à mes yeux.
Le travail intellectuel et la création littéraire avec Le Parapluie de Goncourt de Léo Henry et Parfum d'une mouffette de David Calvo
Deux nouvelles assez originales puisque l'auteur se met à chaque fois en scène : dans la première, on voit tout le travail d'écriture, de réécriture, d'échanges entre l'auteur, ses relecteurs, professionnels ou amateurs, les remarques, l'évolution radicale du texte, le tout dans un contexte très banal, qui peut être celui d'aujourd'hui comme de demain, car c'est avant tout l'auteur lui-même qui est au centre du « récit » (et ce d'autant plus que les deux personnages du texte sont deux auteurs, Gustave Flaubert et Edmond de Goncourt) ; dans la deuxième, il n'y a que l'agent et l'éditeur de l'auteur qui ont la parole à travers les mails qu'ils adressent à l'auteur, et on est là dans une situation beaucoup plus difficile puisqu'on est clairement face à un mépris de l'écrivain, à des demandes irréalistes, voire à une culpabilisation ouverte de cette personne qui à la chance de faire ce qu'elle aime, au contraire de la grande majorité de la population, le tout jusqu'à l'absurde d'une administration complètement déshumanisée.
À ces douze nouvelles il faut ajouter la postface de Sophie Hiet qui prolonge bien les propos en apportant de nouvelles pistes de réflexion et que j'ai lu à plusieurs reprises, aussi bien avant de démarrer ma lecture, que pendant, et après celle-ci.
En définitive, j'ai vraiment beaucoup aimé ce recueil qui ne fait qu'exacerber ce qui se passe actuellement, mais qui a le mérite de proposer aussi bien des futurs angoissants que des possibilités de luttes contre le système (et mes deux nouvelles préférées sont aux deux extrémités du spectre : Vertigeo avec sa froideur clinique et son cynisme absolu, et ALIVE avec sa volonté jouissive de se jouer du système).
« Je suis ton ombre - Morgane CaussarieuDark Angel S01E01 Un autre monde - James Cameron, Charles H. Eglee [SPOILER] »
Tags : Stéphane Beauverger, Karim Berrouka, David Calvo, Alain Damasio, Emmanuel Delporte, Catherine Dufour, Léo Henry, L.L. Kloetzer, Li-Cam, luvan
-
Commentaires